tig welch - no angels

"we are all in our private traps"
((atmosphère sonore))

Ça le surprend à chaque fois, à la manière d'un orage que personne n'aurait eu la décence d'annoncer. Les déclencheurs ne sont jamais réellement identifiés et s'il veut être tout à fait honnête, il ne cherche pas à les comprendre ou à les reconnaitre. Ainsi, la foudre claque avant que l'incandescence du ciel ne la présente. Des fois, le mal prend racine dans la cervelle, autant d'images se superposant pour parasiter la moindre pensée. Des fois, ça commence dans la poitrine, tachycardie impossible à ignorer et souffle raccourci en conséquence. Le tonnerre cède alors la place à d'autres fléaux. Le séisme amorce les tremblements, le tsunami le submerge d'informations erronées. Sa lutte contre la tempête reste muette. On ne lui a pas appris à demander de l'aide, encore moins à révéler au reste du monde, ses moments de faiblesse. On ne lui a pas non plus expliqué ce que le syndrome post traumatique signifiait et comment il pouvait le traiter. Alors il a mis en place ses propres mécanismes, compte les secondes mécaniquement, les deux pieds bien enfoncés dans le sol pour s'ancrer physiquement et l'esprit tourné vers les souvenirs pour l'attache mentale.

Un.

Les tirs s'espacent volontairement, suivent un rythme précis jusqu'à former une mélodie. Dans une autre vie, il la qualifierait d'hymne à leur insouciance. Mais dans cette vie-ci, il ne s'agit que d'une ode à la violence. Et pour cause, la candeur s'est tirée relativement tôt, elle a pris la porte avant même qu'il apprenne à compter. Il lui suffit de porter son regard sur la droite pour prendre toute la mesure de ce constat. Mary s'est écroulée quinze minutes seulement après la première salve de balle, son cou forme l'angle habituel révélant sans subtilité ce que ses lunettes de soleil semblent vouloir masquer. Parfois, il se demande s'ils arriveraient à la réveiller en se mettant à viser l'herbe sous ses pieds. Est-ce que ça la ferait réagir ou est-ce qu'elle serait trop ivre pour le notifier ? Parfois, il a envie de pointer l'arme dans sa direction, de la menacer juste pour savoir si sa seule vie l'intéresse encore, vu ce qu'elle en fait. Des pensées inavouables qu'il démolit dès que son attention se reporte sur Elisabeth, des songes teintés par une amertume d'adulte. Il n'a jamais vraiment su ce que ça faisait d'être gosse. Il s'est mis à jalouser ceux qui en avaient l'opportunité. Un luxe d'avoir l'espace pour grandir, pour découvrir, pour s'épanouir sans avoir à gérer les emmerdes des grands, un privilège que les gamins de son âge ne conscientisent même pas. Il les déteste pour ça et mime à la perfection leurs comportements pour donner l'illusion de sa nonchalance. Il fuit les contraintes aux côtés de sa sœur. Pour autant, ça ne ressemble jamais à une quête d'aventure motivée par l'imagination. Il ne s'agit que de survie. De survie et de rage. La rage de vaincre les circonstances.

Deux.

Elisabeth lui parle, il l'entend sans toutefois réussir à mettre un sens sur ses mots. Il ne comprend pas. Il ne comprend pas comment ils en sont arrivés là. Les discussions inconfortables ne l'effraient pas, l'avenir de sa soeur, en revanche, le terrifie. Il ne le montre pas, il n'en parle pas. Il ne dit rien du tout d'ailleurs. Il agit. Lui, qui n'aurait jamais cru devoir, un jour, se pencher sur un test de grossesse, se retrouve à prier pour le résultat. Quand il se précise, tous les espoirs insensés qu'il avait nourri pour la future mère, se désagrègent. Il a peur même quand il lui affirme qu'ils vont arranger cette histoire, surtout quand il lui affirme qu'ils vont arranger cette histoire. Comment va-t-il arranger cette histoire ? On leur a refusé leur enfance et elle est désormais privée de son adolescence. Il ne peut s'empêcher de se sentir responsable, à la manière d'un parent qui aurait oublié d'éduquer sa fille correctement. En tant qu'aîné, il avait cette responsabilité.

Mason est rattrapé, foutu devant le fait accompli sans que ça ne le soulage particulièrement. Ce n'est qu'un môme paumé, qui n'a ni la carrure, ni la mentalité pour gérer ce type de chamboulement. Pourtant, l'union est précipitée, vendue comme une poudre à lessiver capable de venir à bout des tâches les plus tenaces. Le linge redeviendra blanc pour autant qu'on l'applique à la dose préconisée. Sauf qu'ils ne sont pas d'une publicité. Et même si c'était le cas, ce produit serait de médiocre qualité. Tig aborde la situation avec pessimisme mais il ne veut pas détruire le moral d'Elisabeth. Alors, il ne dit rien. Il n'agit même plus. Il observe, encaisse quand bien même il ne veut pas la voir répéter le schéma. Que dira-t-il quand elle commencera à ressembler à Mary ? Que fera-t-il quand elle se noiera dans l'alcool pour oublier la présence de l'enfant ? Ironiquement, c'est pour échapper à cette fatalité, qu'il se met à agir lui-même comme Joe. Il fuit, lâchement, avec ses pensées honteuses. L'armée, c'est son ticket pour se sortir de cet amas d'emmerdes, pour s'éloigner des mauvaises décisions et pour s'éviter bien des déceptions. Il ne trouve plus sa place dans cette vaste comédie et décide, pour une fois, de ne plus jouer son rôle.

Trois.

Elle aurait dû le laisser crever, l'abandonner à son sort. Mais Alma n'abandonne pas, jamais. Les tirs en rafale ne la dissuadent pas. Les injonctions de Tig ne la perturbent pas. Elle le tire de son trou, le guide vers un abri proche avant que l'ennemi ne puisse les acculer. Et Tig n'aime pas ça, de lui être redevable. Leur régiment s'est déjà enfoncé dans les terres, les deux électrons libres n'ont plus qu'à rattraper leur retard. Alma s'amuse de ses silences, parle pour deux. Tig est agacé. Et plus il s'agace, plus elle s'amuse, plus, elle parle. Ça lui parait interminable. Malheureusement pour lui, le jeu se poursuit après que les troupes aient été réinvesties. Alma ne se prive pas. De glace et de feu, leurs caractères s'entrechoquent, se renforcent. Hors de son contrôle, le comportement d'Alma reste une composante frustrante avec laquelle il apprend à compiler et qui finit par devenir une habitude rassurante au milieu du conflit armé. Bien sûr, elle l'agace toujours. Mais peut-être que ça l'amuse à son tour. Il ne parle pas davantage mais leurs échanges se passent de plus en plus de mots. Le danger permanent intensifie les prémices de leur affection. Avant qu'il ait compris quoique ce soit, il se retrouve à réclamer ses bras. Et Alma ne les lui refusera pas.

Il n'y a que lui pour découvrir l'amour sur un champ de bataille, que lui pour dénicher sa propre paix en pleine guerre. Relation discrète mais suffisamment profonde pour qu'elle compte, elle s'étend sur plusieurs années sans jamais être divulguée ou démontrée. Même Austin n'en sera pas informé. Un secret trop précieux pour être divulgué, un pacte pour les préserver des commentaires et des ennuis. Point de repère, garde-fou de son humanité, Alma ne se contentera plus de lui indiquer les abris à proximité, elle incarnera peu à peu le concept tout entier. Les difficultés et les horreurs endurées sont dévorées par la chaleur procurée et par la force qu'elle démontre jour après jour. Indestructible à ses côtés, il goûte à la vulnérabilité dans sa forme la plus brute quand les balles atteignent la poitrine d'Alma. Une erreur tactique dans l'approche, une improvisation qu'il a signé de son arrogance, c'est sa faute à lui si elle s'effondre sous ses yeux.

Cette fois-ci, c'est à lui de la tirer de là. Alma n'abandonnera pas, jamais. Cette fois-ci, c'est lui qui se met à lui parler, sans s'arrêter. Il ne croit pas avoir déjà aligné autant de mots dans sa vie. Il espère l'agacer. Il aimerait pouvoir s'en amuser. Mais Alma ne répond pas, Alma ne bouge pas. Ramenée auprès de l'équipe médicale dans des infrastructures précaires, prise en charge dans l'urgence, elle disparait de sa vue. Et il ne lui reste que son sang sur les doigts.

Trois heures de chirurgie et un verdict sans appel.

La soldate Alma ne reviendra pas.

Quatre.

La version officielle mentionne la nature du terrain (accidenté) et les conditions météorologiques (désastreuses), rejette la faute sur ces circonstances indépendantes de sa volonté. En réalité, Tig a menti. Si sa mission a raté, c'est qu'il est simplement resté paralysé, surpris par la faiblesse de son propre esprit. Il n'a tout simplement pas réussi à détaler. Ainsi, la déflagration ne l'a pas épargné. Renvoyé du front, alité et bientôt jugé invalide pour la poursuite de son service, il retourne à la case départ avec l'épaule massacrée et une convalescence plus longue qu'escomptée. Le retour à Clifton en est brutal, compliqué. Les sens restent en alerte, le sommeil ne vient pas et la main continue à fouiller l'obscurité en quête d'une arme pour se rassurer. Même quand ses diverses douleurs finissent par s'estomper, elles lui semblent persister. Comme beaucoup d'autres avant lui, comme beaucoup d'autres après lui, il n'est pas revenu indemne. Il observe sa propre vie se dérouler à travers d'autres yeux, se contente d'exister sans réellement se sentir impliqué dans sa réalité. La culpabilité le pousse à simuler la normalité, à déguiser ses angoisses en silences buttés. Il tente de se couler là où on l'attend, de reprendre le script à la dernière ligne jamais rédigée. Il prétend pour un temps que tout ira bien s'il continue à faire semblant, trouve de quoi s'occuper pour parvenir à distancer ces sensations persistantes. Par chance, il a tout à apprendre de Clyde et tout à réapprendre d'Elisabeth. C'est une adolescente qu'il a laissé derrière lui, c'est une femme qu'il retrouve. Le contraste entre hier et aujourd'hui renforce cette impression désagréable d'être l'unique étranger de sa propre vie. Les jours sont traversés dans une sorte d'immatérialité. Il veut se ressaisir, reprendre l'ascendant. Il décroche un boulot, se fond dans la masse comme si rien n'avait changé, en croyant qu'il tient là, la solution à son problème.

Mais ça ne suffit pas.

Tig ne sait plus comment être lui. C'est à ce stade de sa vie que les Bloody Eagles deviennent pour lui, une possibilité. Le sentiment d'appartenance, le cadre défini, la solidarité, autant d'éléments balisant bien plus correctement sa route et générant chez lui, ironiquement, la stabilité manquante. La violence rendue familière et la cruauté plus facile à accepter, il n'hésite pas tellement à trahir le drapeau des États-Unis pour flirter avec l'illégalité. Le premier ne lui a, de toute façon, rien apporté. Elisabeth ne comprendra peut-être jamais qu'il y a trouvé un lieu pour panser ses plaies. Mais il ne lui demande pas de saisir l'importance que ça a. Tant que ça lui permet de ne pas dérailler, ça lui permet aussi d'être là, vraiment là, pour Clyde et elle. C'est avec cette affirmation, qu'il justifiera tous les actes qu'il commettra. Avec cette conviction qu'il parviendra encore à se regarder dans une glace sans détourner les yeux. A défaut d'avoir encore en lui, la rage de lutter contre les circonstances, il est devenu celui qu'il devait pour survivre réellement.

Cinq

Il ne discerne pas correctement les pourtours de son mal être mais il sait, il sent que quelque chose ne va pas. Elisabeth s'éteint, petit à petit devant témoins et il ne sait pas comment la faire parler. L'impuissance le pousse à émettre des hypothèses qui le tiennent bien éloigné des vérités. Mason n'a jamais gagné son estime, ça n'en a jamais fait un type foncièrement mauvais. Il l'est juste pour sa sœur qui aurait mérité de faire un choix plus éclairé. Mais Tig, il n'en parle toujours pas de ça. Et il attend pour agir cette fois. Quand elle voudra en divorcer, il répondra présent pour l'accompagner, il la suivra jusque chez l'avocat si elle en a la nécessité. Elle sera libérée de ce faux pas, pourra à nouveau respirer autrement que dans une case qu'on lui a attribué aléatoirement. La conviction d'un simple désamour est attendu de sa part, une fatalité à laquelle peu échapperait après un mariage précipité à un trop jeune âge. Ce n'est pas de la voix de sa benjamine qui lui annonce la fin des papillons et des illusions mais celle de Clyde qui lui énonce une toute autre réalité. Le choc le ramène plus de dix ans en arrière, il traverse la ville avec ce même sentiment d'immatérialité, il n'est plus aux commandes et reste simple passager, spectateur de ce qu'il s'apprête à faire. Il dévaste tout sur son passage, tout ce qui pourrait lui faire obstacle et arrache le bourreau à sa victime. La vision de Beth brisée sous les coups de Mason sectionne les derniers liens le rattachant encore à un semblant de lucidité. Comment a-t-il fait pour ne rien voir ? Depuis quand est-ce que ces violences ont débuté ? Pourquoi n'en a-t-elle pas parlé ?

Le reste de la trame est cramé par sa cervelle qui s'est mise à disjoncter. L'enchainement des événements, il est bien incapable de le reconstituer. Tig a déjà ôté la vie, plus de fois que sa conscience aurait dû pouvoir l'encaisser, il n'a, cependant, jamais expérimenté réellement cette envie - (non), ce besoin de sang. Il croit qu'il va le tuer. Il veut le tuer. Mais les traits de Clyde dansent dans son esprit chamboulé. Devrait-il le priver de père ? Un père comme ça ne vaut rien, il n'en mérite même pas le titre.

Pourtant.

Pourtant, ça semble compter étrangement. Comme si cette décision devait revenir au gosse et pas à lui. Un principe tordu que Tig ne pourra pas s'expliquer totalement dans la frénésie du moment. Mason est défiguré, blessé gravement et il reçoit un avertissement simple, compréhensible. Si tu reviens, je te butte. Le temps passe sans que la vision du visage démoli de Beth ne s'atténue dans son esprit. Le temps passe sans qu'il ne soit soulagé par la décision prise dans l'impulsion du moment. Si Mason devait revenir, il en serait responsable. En conséquence, la garde ne se baisse jamais. Il sait qu'il a merdé. Et dans le silence qu'il conserve religieusement à ce sujet, il se demande ce que Clyde et Elisabeth pensent réellement de cette absence. Aucun d'eux n'aborde plus le sujet, Mason n'a jamais existé dans leur monde mal reconstitué. Les questions subsistent pourtant. Comment a-t-il fait pour ne rien voir ? Depuis quand est-ce que ces violences ont débuté ? Pourquoi n'en a-t-elle pas parlé ? S'y ajoute désormais le résultat de sa dualité. Est-ce que Mason va l'écouter et rester à distance ? Les nuits sont longues quand on a autant d'interrogations en suspens et aucun moyen de les poser directement aux intéressés. Tig ne s'essaie pas à rouvrir la boite de Pandore. Ils savent tous très bien qu'au fond de cette maudite boite, l'espoir ne les attendra pas.  

Six

Un œil gardé sur Clyde, l'autre posé sur ses compagnons d'arme, une association qu'il aurait préféré éviter. Parfois, il se dit que ça lui apportera peut-être à lui aussi, une certaine stabilité. Trop souvent, il pense que ça finira juste par le faire tuer. Et Beth ne lui pardonnera jamais. Il ne se le pardonnera jamais. Alors oui, un oeil gardé sur Clyde, l'autre posé sur ses compagnons d'arme mais la main toujours à proximité d'une arme et l'autre prête à attraper Clyde par le col pour le protéger. Est-ce que ça suffira ? Il ne peut pas répondre à ça. Surtout quand le gamin décide de foncer tête baissée et de ne pas l'écouter. Il ne peut pas l'enchainer, ni le raisonner (pas faute d'essayer). Il ne peut pas prévenir, seulement guérir. Il est vrai que les rides se sont accentuées au coin des yeux depuis que son neveu a décidé de porter le cuir. Une autre responsabilité qu'il doit assumer, une autre erreur qu'il a provoqué en montrant à ce môme paumé, un exemple douteux. Les choses sont ce qu'elles sont. Et ils devront l'accepter.

Lui joue son rôle sans plus flancher, la tête et le cœur tournés vers les Bloody Eagles. Sa trajectoire reste précise. A quelques détails près. De simple météore en satellite, Jean a changé la nature de ses visites. Elle a redébarqué, l'alliance en moins pour une durée indéterminée. Et Tig ignore quoi faire de ces informations. Quoi faire d'elle et de leur non sens dans ces conditions. Il ne se fait pas confiance, attiré par la promesse de son étreinte et par la facilité de leur intimité tant qu'aucune forme d'habitude ou d'engagement ne vient la perturber. Il n'est qu'un poison pour elle et le remède, elle le trouvait dans la distance confortable que sa situation leur conférait. Comment peuvent-ils coexister désormais autrement que dans la platitude et la totale absence de contacts ? Tig ne croit pas qu'il ait le contrôle nécessaire pour lui accorder cette réserve, l'attraction toujours intacte après seize ans de chaos. Les choses sont ce qu'elles sont. Et il devra l'accepter.

Qu'importe le dénouement.