evangeline bird - Splendidly selfish, charmingly helpless

"Six weeks of breathing clean air
I still miss the smoke"
((atmosphère sonore))


13 décembre 1996

Sept ans et les dents de lait sont tombées. Evangeline n’a pas pleuré puisque papa a promis que la petite souris n’oublierait pas de glisser un dollar sous l’oreille, à chaque fois. Papa promet tout un tas de choses et elles se réalisent toutes, toujours. Même les plus folles. Ne demandez pas à Madame Bird comment son mari a réussi à convaincre le père noël de faire une apparition à l’anniversaire de sa gamine - elle a mal au crâne à force de rouler des yeux.

Alors, quand Papa promet une cabane dans l’arbre, Eve le croit. Quand il promet de revenir à temps pour la construire, cette après-midi là, elle le croit. Première fois que son père la déçoit. Elle a attendu, pourtant, des heures entières sur la balançoire. Le travail tente d’expliquer maman. Les habitants de Clifton ont besoin de lui - comment feraient-ils, si William Bird n’était pas là pour mettre les méchants en prison ? Mais alors comment Eve doit faire, sans lui ? Première frustration enfantine et la tête brûlée s’imagine capable de se débrouiller seule. L’escalade de son arbre favori n’est pas une mince affaire mais les branches noueuses possèdent assez d’appuis pour qu’elle s’y hisse. La descente est plus laborieuse, son assurance en prend un coup et la gamelle est spectaculaire. De quoi la faire hurler dans tout le quartier, ameutant jusqu’aux voisins. La chute fait même sauter une autre quenotte instable - la petite souris sortira son plus beau billet de dix dollars.

La tirelire potelée est ouverte le soir-même et, dans un élan de culpabilité, William Bird y fourre deux cents dollars supplémentaires. Ceux manquants pour payer le violoncelle de sa fille chérie, qui n’a que ce mot-là à la bouche depuis des mois.

3 août 2003

Quatorze ans et un appareil dentaire encombrant. Eve ne grimpe plus aux arbres mais sur les planches de salles polyvalentes et autres concours de talent réservés aux mioches. Entre deux jeux de claquettes ou une piètre tentative de stand-up, son violoncelle se fait une place, petite et timide, comme elle. Elle joue ce que les autres ont envie d’entendre, de Mozart à Bachs, en passant par des comptines qu’elle exècre. Difficile de savoir qui on est, quand on passe son temps à vouloir plaire aux autres.

19 mai 2007

Diplôme et des rêves plein la caboche. Evangeline ne sera ni avocate ni astronaute. Pourquoi pas flic ? Trop dangereux d’après son paternel, qui traîne des pieds pour aller bosser chaque jour. Elle l’entend parfois, avec sa mère, dans la cuisine lorsqu’ils pensent qu’elle explose son forfait de téléphone dans sa chambre. Elle écoute ses soupirs, ses doutes, cette sombre impression qu’il devient inutile face à la montée fulgurante de la violence en ville. Gangs, motards, armes, drogues. Clifton est le nouveau Chicago, mais sans le budget ! se plaint l’agent Bird.

Violoncelliste, ce n’est pas un métier dit Maman. Elle insiste pour que sa progéniture réponde aux propositions d’admission d’université auxquelles Eve a postulé à contre-coeur. Le conservatoire, ça coûte une blinde, tu comprends Eve ? Papa trime toute la journée, tu peux pas lui demander de claquer ses économies dans un rêve débile.

La lettre arrive, tout droit de New-York, alors qu’Evangeline a mis deux salaires de boulots étudiants pour passer les entretiens. Refusée. Pas sa candidature, mais son dossier boursier.

03 février 2008

Et maintenant, on fait quoi ? Evangeline frotte et récure les tables d’un diner du coin, encaisse les pourboires. Des clopinettes face aux frais de son école de musique et elle n’est même pas assez vieille pour tenter de tout miser dans un casino.

On a qu’à braquer une banque, t’en penses quoi ? Lui, il sait comment faire. Lui, il trouve toujours une solution. Lui, il a toujours les mots justes, même quand elle préfère le silence. Tu vas réussir, Birdy. Tu seras pas une ratée coincée dans c’trou. Les belles paroles sont comme des musiques entêtantes. Elles marquent l’esprit et on en tombe amoureux, avec la même violence qu’on tombe d’un arbre. Eve chute, terriblement naïve et entiché d’un garçon aux terribles fréquentations et à la moto rutilante.

22 mars 2009

« T’as pas le droit de faire ça ! » Evangeline hurle, frappe, crie, et même qu’elle essaie de mordre. C’est rien Birdy, ils ont rien contre moi. Mais il est tout de même plaqué sur le capot d’une voiture de police pendant que le partenaire de William Bird lui passe les menottes. « T’as pas le droit de l’arrêter ! Laisse-le tranquille ! » Ce n’est qu’un petit sachet d’herbe, ce n’est que le nom d’un club de motards sur sa veste. Arrestation injustifiée, à moins qu’Evangeline n’en soit la raison principale. Pour la première fois de sa vie, Eve déteste quelqu’un, quelque chose : son propre père. Ce paternel qui hurle et menace, la force à promettre qu’elle ne reverra plus jamais l’homme qu’elle aime.

05 mai 2009

« Il me file de quoi tenir au moins trois mois. C’est pas énorme, mais c’est de quoi tenter ma chance quelque part. » A New-York, loin de Clifton, loin du Texas, loin de lui. La dernière solution d’un père désespéré pour éviter que sa fille foute sa vie en l’air pour un amour de jeunesse. T’as dit oui. Il devine, il ne pose pas la question. Elle le lit dans ses yeux, qu’il sait déjà qu’elle va l’abandonner. « Je suis désolée. » Le sois pas, Birdy. Le sois jamais, pour personne.

2011

« C’est pas grand-chose mais ça paie mon loyer, maman. » Une petite place dans le fond d’un orchestre d’opérette, une troupe engagée au rabais pour les mariages et autres occasions. Ce n’est pas le conservatoire, ce ne sont pas les planches d’une grande salle, mais Evangeline est violoncelliste. Et même si elle n’a plus le droit de l’appeler, même s’il est certainement passé à autre chose, elle sait qu’il serait fier.

2016

C’est un garçon très bien, ce Gregory. Si William l’approuve, alors sa fille ne peut qu’accepter de l’épouser. Faut dire qu’il est charmant, avec ses fossettes et ses yeux noirs. Qu’il a réussi dans la vie : dentiste, c’est un beau métier et ça paie une petite maison en banlieue de New-York. Ce n’est pas aussi excitant qu’une moto, ce n’est pas la passion d’un amour dans les rues de Clifton, mais c’est la vie qu’Evangeline a choisie.

2019

« Je pense que c’est important qu’on en parle. » Son pied bat la mesure sur le plancher ciré de leur salon. A l’autre bout de la table, Gregory ne parle pas. Gregory ne parle jamais, si ce n’est pour se plaindre que le dîner est froid - alors qu’il rentre avec deux heures de retard. Le mariage d’Evangeline s’étiole et s’effiloche et elle s’y accroche, sans vraiment savoir pourquoi. Elle se bat contre le courant, contre les vagues et l’indifférence, tandis que son époux s’acharne à la regarder se noyer. Pardon, tu m’as parlé ?

2021

Ne m’attends pas pour dîner. Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne paies pas les factures. Je sors, ce week-end. Quoi ? J’ai jamais dit ça, t’es folle. C’était une blague, pourquoi il faut toujours que tu sois aussi susceptible ? Tu peux arrêter avec ton violoncelle, ça me file mal au crâne. On en reparlera quand tu auras des vraies responsabilités. Je paie jusqu’au canapé où tu poses ton cul, alors ne me parles pas sur ce ton, Eve. Le dîner est froid. On peut vraiment rien te demander, c’est impossible de compter sur toi.

2022

« Ne me dis pas que je suis folle ! Je suis pas dingue, c’est du rouge à lèvres. C’est du putain de rouge à lèvres sur ta chemise ! » C’est un autre nom dans son téléphone, ce sont des appels tard le soir. Ce sont des nuits à découcher, des séminaires à n’en plus finir - pour un putain de dentiste. C’est le parfum d’une autre dans ses propres draps et maintenant une trace carmin sur un col. T’es complètement folle, Eve. Laisse tomber, je vais dormir à l’hôtel. Appelle-moi quand tu te seras calmée.

2023

Je suis vraiment désolé. On s’est perdus, Eve. Je suis qu’un enfoiré. Les larmes de crocodiles, les fleurs, les baisers, les excuses. Donne-moi une autre chance, s’il te plaît. Laisse-nous essayer à nouveau. Et de toute façon, où pourrait-elle bien aller d’autre ?

On baisait plus, j’étais censé faire quoi ? J’ai des besoins et elle était capable de les satisfaire quand toi, tu me regardais même plus en face. Un orage gronde, au loin. Quelque chose grossit, grandit, prend de la place dans son estomac, dans sa poitrine. Ça prend de la place, ça comble un vide. Evangeline ne sait pas ce que c’est, mais une tempête se prépare.

2024

Tu recommences ! Arrêtes avec tes reproches ! « Dans notre lit, Greg ! Dans notre maison ! » Tu inventes encore des trucs. Faut vraiment que t’ailles te faire soigner ! Evangeline aurait honte d’avouer combien de fois elle a écouté ses défenses bancales, ses attaques désespérées. Combien de fois elle a accepté de s’excuser de suspecter des infidélités qui s’avèrent toujours vraies, au bout du compte. Combien de chances elle a laissé à un mariage dans lequel aucun d’eux n’a jamais été heureux.

« Je veux divorcer. » De toutes les réactions auxquelles elle s’attendait, le rire de Greg n’était pas une possibilité. Mais il se marre, de ce ricanement si hautain et méprisant dont il est le seul à avoir le secret. Et tu vas aller où ? Tu vas faire quoi ? Jouer du violon dans la rue contre trois dollars ? Il sait, que c’est un violoncelle. Il sait que ça la blesse, de diminuer ses passions. Il sait que ses mots font mal, quand il vise juste. T’as qu’à te barrer, j’en ai rien à foutre.

C’est bien le problème. Gregory n’en a jamais rien eu à foutre. Personne n’en a jamais rien eu à foutre. De ce qu’elle aime, de ce qu’elle veut, de ce qu’elle est. Tout le monde s’en fout. Lui ne s’en est jamais foutu. Et elle a failli à sa parole, des milliers et des milliers de fois. Elle s’est excusée, Birdy. Même quand ce n’était pas de sa faute. Des torrents d’excuses qui l’étranglent aujourd’hui, dans le salon de la maison où ils devaient vieillir ensemble. Quoi ? Tu te rends enfin compte que t’es rien sans moi ? Tout ça, c’est à cause de toi. C’est toi qui me rend comme ça. Toujours à tirer la gueule, toujours à m’accabler de reproches.

Le monologue de Gregory est un bruit de fond, un bourdonnement. Les oreilles d’Evangeline sifflent, comme après un coup de feu. Les acouphènes l’assourdissent et seuls subsistent les battements d’un cœur qu’elle n’avait pas entendu depuis longtemps. Depuis qu’elle était partie de Clifton, tant d’années auparavant. Lui n’aurait jamais osé lui faire ça. La Birdy qu’il a connue n’aurait jamais laissé personne lui parler comme ça.

La fuite est sa seule arme. Eve bat en retraite, grimpe l’escalier dans le menace de boucler ses bagages. Pour de vrai, cette fois. Elle a assez perdu de temps, elle a assez perdu d’années qu’elle ne pourra jamais récupérer. Toute une vie gâchée pour vivre cette vie de rêve, tout droit sortie de ses pires cauchemars. Tu crois aller où, comme ça ? Il est sur ses talons, décidé à gagner la dispute une nouvelle fois, à la rabaisser assez pour qu’elle rampe dans sa direction.

Le ton monte, une nouvelle fois. Jusqu’à l’octave de trop. « Quoi ? Tu veux me frapper ? Vas-y, essaie ! » Tu n’en veux même pas la peine. Gregory lui crache au visage, au sens propre. Une ultime humiliation, une limite qu’Evangeline s’était jurée ne jamais le laisser franchir. Quelque chose court-circuite, dans sa caboche. Cela fait des étincelles, puis le trou noir.

Le choc. Le stress. Son esprit la protège de ce qu'elle a vu. disent les psychiatres. Evangeline sait que sa propre tête la protège de ce qu'elle a fait. Et ça, personne ne doit jamais le savoir.