⇝ THE ABSENCE OF CHAOS ⇜
when i was younger, so much younger than today
(i never needed)
i never needed anybody's help in any way
mars 1990.Assise bien droite sur le rebord du bout de mur qui sépare son jardin de celui des voisins, la petite fille fixe avec insistance la fenêtre aux rideaux tirés de la maison d’en face en balançant ses jambes dans le vide au rythme d’une chanson de
Selena crachotée par le petit poste radio posée à côté d’elle. Elle a pris soin de choisir la partie encore stable de la construction, elle fait toujours attention depuis qu’elle s’est cassé le bras en tombant avec les briques mal soudées de l’autre côté du jardin. Papa a promis qu’il s’en occuperait, mais comme beaucoup de choses que papa promet, le projet a fini par être abandonné à mi-chemin, le sac de ciment toujours posé à côté de la murette effondré s’est solidifié quand il a plu dedans. Janis ne s’en formalise pas, Papa n’a pas le temps pour ces choses-là, Papa est un homme important, c’est ce que dit Maman. Puis c’est pas comme si c’était sa faute de toute façon, tout le quartier est dans cet état, elle a entendu les voisines en parler quelques jours plus tôt, ça
manque de ressources à midtown, et si tous les papas sont comme le sien, c’est bien normal que personne ne rebouche les trous, ce sont des
gens importants, ils ont des
occupations. La petite fille tire un peu sur le bout de sa queue-de-cheval qui est de travers, elle aurait bien voulu demander à Maman de la coiffer ce matin, comme quand elle était petite, mais ces jours-ci Maman est fatiguée, elle dort beaucoup et ne sort plus de sa chambre pendant que le soleil est levé, Papa à dit qu’il ne fallait pas la déranger. (Janis a cru un moment que maman était devenue un vampire, comme dans les séries à la télé, mais papa a rigolé en lui disant d'arrêter de rêver).
Maman est souvent fatiguée en ce moment, elle a les yeux rouges et les traits tirés, alors Janis préfère ne pas protester, même si c’est son anniversaire aujourd'hui et que tout le monde semble l'avoir oublié. Elle s’est habillée toute seule avec sa jolie robe de princesse rose, celle avec des perles et des strass sur le col, elle a un peu de mal à rentrer dedans maintenant, mais en se tortillant un peu elle peut la zipper jusqu’en haut depuis que l’épaule droite a craqué. Ça aussi, maman n’a pas le temps de s’en occuper. C’est pas très grave du moment qu’elle se repose, avec un peu de chance elle sera levée pour la fête de l’école en mai.
Janis ne se plaint pas, elle a toujours appris qu’il ne fallait pas se plaindre, que les autres enfants n’ont pas toujours autant de chance qu’elle, elle préfère voir maman dormir pendant des jours et des jours plutôt que crier fort dans la nuit comme Mary Welch dans la maison d’en face. Mais elle ne l’a jamais dit à haute voix parce que ce ne serait pas sympa pour Beth de dire du mal de sa maman. (Mais Mary Welch la terrifie depuis qu’elle l’entend crier la nuit.)
Elle n'ose pas frapper de peur de la faire crier, alors elle attend sagement de voir le rideau se lever sur la tignasse blonde de son amie, parce que s’il y en a une qui n'aura pas oublié son anniversaire, c’est forcément elle.
Elles iront jouer dans le bois derrière la ville, là où les Grands ont construit une cabane il y a quelques années, là où elles peuvent jouer sans être dérangées par les voisines bavardes et les vieilles qui n’ont rien de mieux à faire que de critiquer les familles des deux enfants. Avec un peu de chance Tig, le Grand-Frère de Beth sera là aussi, Janis espère très très fort, parce que Tig est
parfait et qu’elle se mariera avec lui quand elle sera grande. Même si tout le monde rigole quand elle l’affirme avec toute la conviction de son jeune âge, ils verront bien, parce que quand elle sera grande, Janis sera la reine de Clifton. La reine du Texas même, parce que c’est ce que deviennent les princesses quand elles sont grandes.
En attendant, aujourd’hui, c’est son anniversaire alors elle a pris en douce le
colt double eagle de Papa posé sur la table de la cuisine à côté de la boite de frosties entamée, elles iront jouer aux cow-boys et aux indiens, ou alors au gang de Jesse James et aux voleurs de diligences. Le colt, c’est le nouveau pistolet de papa, un
calibre 45 sans silencieux (c'est pour ça qu'elle vont aller jouer dans la forêt, là où le bruit ne dérange personne). Il ne faut quand même pas réveiller tout le quartier, surtout pas maman
qui a besoin de se reposer, parce que si Papa ne dira sûrement rien pour le pistolet (il est chouette papa, il prête toujours ses jouets à Janis, il lui a même appris à tirer avec il y a quelques mois avec des vraies balles qui pètent et tout et tout), il sera furieux si maman pleure encore à cause des bêtises de Janis. Alors Janis ne fait plus de bêtises, elle va jouer loin, là où Maman ne l'entend pas, parce qu'elle a promis qu'elle serait sage, et que les promesses c'est important.
Heureusement qu’il y a Beth quand même, parce que sinon il serait bien triste son anniversaire cette année.
(now…)
but, now these days are gone i’m not so self assured
(and now i find)
now i find i’ve changed my mind
and open up the doors
Octobre 1995.Les grosses gouttes de pluie glacées s’écrasent sur les joues de la toute jeune fille vêtue de noir en se mêlant aux grosses larmes salées qui creusent des sillons invisibles dans sa peau pâlotte sous les cernes violets foncé qui soulignent son regard vide. Un pas après l’autre, elle avance comme un automate parce que penser demande trop d'effort. Penser la pousserait à
ressentir et à ressentir, aujourd'hui, c’est une très mauvaise idée. Alors Janis avance en pilote automatique, elle sourit poliment aux voisines curieuses qui viennent lui porter leur condoléance en glissant un coup d'œil sur le cercueil pourtant déjà bien fermé, sûrement dans l’espoir d'apercevoir
quelque chose. Janis sait bien que c’est le grand sujet de conversation dans le quartier, chacun y va de son commentaire sur la question.
"Une si jeune femme tout de même, si jolie, quel dommage. Elle était très discrète ces derniers temps. Je l’ai vu sortir toute nue au milieu de la nuit. Madame Roy a dit qu’elle l’avait surprise à pleurer derrière le local poubelle. Une si jeune femme tout de même. Et avec un enfant, qui fait ça avec un enfant. Pauvre petite. Elle avait pété les plombs la pauvre, sûrement la faute du mari. C’est toujours la faute des maris de toute façon. C’était pas des gens très fréquentables tout de même... vous avez vu comment elle est habillée la petite, c’est quoi cette tenue pour un enterrement franchement ?Janis serre les dents parce qu'elle a envie de leur sauter à la gorge, de leur enfoncer son poing dans la figure encore et encore jusqu'à ce que les os craquent, à ces vieilles morues qui n’ont rien de mieux à faire. Parce que personne ne comprend et personne ne comprendra jamais. Parce que ça fait un mal de chien de perdre sa maman, parce que le monde lui apparaît depuis en noir et blanc. Parce que c’est sûrement un peu sa faute à elle, de ne pas avoir
vu, de ne pas avoir
su. De ne pas avoir pu l'empêcher, la retenir,
la sauver. C’est sûrement de sa faute parce que peut-être que si elle avait été plus sage, plus douce, plus attentive, peut-être que si au lien d’aller jouer avec Beth et les Grands, elle était restée auprès de sa maman, Maman aurait choisi elle aussi de rester ? Parce que peut-être que si elle avait été là, ce soir-là, elle aurait pu la convaincre de ne pas sauter ?
Parce que si sa maman s’était jetée du toit de l’immeuble du coin de la rue, c’était forcément un peu de sa faute à elle, non ? Parce qu'on n'abandonne pas un enfant qui nous plaît. Parce qu'il faut bien un coupable pour justifier la mort de la femme qui nous a donné la vie. Parce que le suicide a besoin d'une explication, parce que ce n'est pas possible de l'accepter sinon.
Et chaque pas de plus qui la rapproche du trou béant dans la terre humide du cimetière lui paraît un pas-de-géant. Chaque seconde, une éternité, suspendue hors du temps, quand rien d’autre ne compte que la boîte de bois vernie qu’elle ne lâche pas du regard, emportant le corps sans vie de sa maman dans un au-delà qu'elle n'est pas sûre de comprendre.
Janis adresse une prière silencieuse au ciel pour le remercier de pleurer avec elle, parce que ses grosses larmes glaciales cachent les siennes dans leurs robes translucides. Elle tire un peu sur la jupe de son costume d’halloween, un jupon un peu court pour ses longues jambes de préadolescente, mais c’est tout ce qu’elle avait de noir à porter pour l’occasion, et garde sa colère bien enfermée à l’intérieur, avec son chagrin et son désespoir qu’elle ne laissera pas enflammer son petit visage tout chiffonné.
Elle pleure silencieusement, en s'efforçant de contrôler les soubresauts de ses épaules, parce que quelques pas devant se trouve son Papa, ou l’ombre de l’homme qu’il a été. On dit toujours que les gens paraissent plus petits quand ils sont morts. Papa, c’est la mort de Maman qu’il l’a rétréci, avec ses épaules voûtées et son désespoir infini, comme un immense trou noir dans son regard, un trou noir qui a avalé tout ce qu’il avait été. Ne reste que l’enveloppe d’un homme brisé, son
petit Papa. Le géant de son enfance lui paraît tellement fragile er minuscule aujourd’hui... Alors Janis avale ses larmes en silence, sans renifler, parce qu’il faut protéger Papa. Parce qu’elle ne peut pas ajouter sa propre détresse dans tout ça, parce que c’est déjà assez dur pour lui, assez triste comme ça.
Janis sera
la grande aujourd’hui.
Alors elle ne regarde pas les voisines qu’elle voudrait voir éventrées sur les pavés, et continue d’avancer la tête haute pour enterrer la Maman qu’elle n’a pas pu sauver.
help me if you can, i'm feeling down
and i do appreciate you being 'round
help me get my feet back on the ground
won't you please, please help me ?
◈ ◈ ◈
johnny tu n'es pas un ange
ne crois pas que ça m'dérange
janvier 2000.Allongée nue sur le sable froid, la peau frissonnante sous les caresses de la nuit, Janis fixe la petite pierre rose sertie dans une bague en argent bon marché. Elle a levé la main au-dessus de sa tête pour y capturer un rayon de lune coincé dans les angles polis du quartz. D’ici, à cet instant, et observé depuis le bon angle, la pierre brille presque autant que les étoiles qui semblent sourire à l’insomnie d’une adolescente.
Elle a les joues presque aussi roses que la pierre quand la main de Johnny frôle son sein avant d'agripper son flanc pour la tirer un peu plus contre lui dans un grognement ensommeillé, lui arrachant un gloussement, et c’est avec une infinie tendresse qu’elle prend grand soin d’éviter les bleus et les coupures sur son nez quand elle l’embrasse tout doucement sur la bouche, avec son cœur qui tambourine comme un fou dans sa poitrine.
Le garçon grimace quand une mèche de cheveux vient lui chatouiller le coin des yeux, mais ne bouge pas vraiment, assommé par le plaisir qui couve son lourd sommeil. Janis sourit de toutes ses dents : il paraît que les garçons sont tous comme ça, ce sont ses copines qui le lui ont dit. Les garçons dorment toujours comme des ours
après l’amour. L’Amour même, avec un grand -A- qui défie les lois de la gravité, l’amour comme dans les livres, comme dans les films, comme
-presques comme- dans les contes de fées.
Sans perdre une miette de cet instant qu’elle dévore de toute son âme avide d’aimer, elle se blottit un peu plus profondément dans l’enceinte de ses larges épaules. C’est fou ce que son corps a changé depuis les premiers baisers échangés derrière les toilettes de la cour de récré.
Elle l’avait tout de suite remarqué, ce grand garçon sombre avec des bleus aux coins des yeux et des poings tout plein de rage. Il tirait toujours la tronche, tout seul dans son coin avec ses t-shirts plein de taches et ses jeans trop grands (mais pas trop grands comme les popstars sur les magazines, non, trop grands comme les jeans usés par trois ou quatre grands frères avant lui).
Elle avait vite compris qu’il séchait au moins la moitié des cours et qu’il passait ses soirées en détention et ça lui avait fait quelque chose de doux dans le ventre. Parce que ce voyou en herbe avait quelque chose
d’incroyablement romantique dans sa stature, quelque chose d’
incroyablement poétique même, dans le sang qui tachait les phalanges de ses doigts toujours un peu crasseux.
Il avait des lèvres douces, Johnny, malgré la rudesse de ses mots.
Il avait de grands yeux verts plein de malice qu’il cachait derrière des cheveux trop longs, et Janis pensait qu’il jetait des coups-de-poing autour de lui comme les miettes de pain du petit poucet.
(en suivant les gouttes de sang ou les nez cassés, Janis savait toujours où le trouver.)
Quand il avait glissé sa grande main dans la petite poche arrière de son jeans taille basse en tirant sur le bout de culotte en dentelle rose bonbon qui dépassait toujours
comme par accident, il ne lui avait jamais demandé ce qu’elle attendait de lui. Il ne lui avait jamais dit non plus ce qu’il attendait d’elle, il avait simplement acté ce dont elle rêvait depuis qu’elle s’était assise à côté de lui en cours de mathématiques. (et elle avait remercié mille fois la vie pour cette classe qu'elle avait sautée). Il n’avait jamais rien demandé, Johnny, de toute façon, ce n'était pas son genre de demander, et Janis n’y voyait pas d’inconvénients.
Les garçons font ce qu’ils font.
Deux ans plus tard, la voilà allongée toute nue sur le sable qui borde le lac Mackenzie.
Les autres pouvaient bien dire ce qu’ils voulaient, Johnny avait été parfait.Alors bien sûr, il n’avait pas mis un genou à terre, n'avait acheté ni fleurs ni chocolats et n’avait même pas fait l’effort de mettre un t-shirt propre, mais Janis s’en fichait bien, du t-shirt et du genou. C’était pas son genre de toute façon, mais c’est
toujours comme ça avec les garçons, puis Johnny était un vrai gentleman, du genre qui n'existe plus aujourd'hui : il avait mis un préservatif (et c’était quand même quelque chose d'exceptionnel dans un coin de campagne comme le leur, ‘y a qu’à regarder le ventre arrondi des filles qui quittent les unes après les autres les couloirs du lycée), mais surtout, il avait sorti cette bague, cette petite bague bon marché qui n’avait rien des diamants de ses rêves d’enfant, mais tellement plus à la fois… La promesse d’une vie, la promesse d’un
nous pour remplacer le
toi et moi.
Alors bien sur le garçon tient plus d’Anakin Skywalker que du prince de Cendrillon, avec son sourire en biais et ses remarques acerbes, mais quand on pense que les crapauds deviennent des princes sous les baisers des princesses, ça remet en perspective leur légitimité. C’est ce qu’elle avait sorti à son père, quelques jours plus tôt, et elle n’était pas peu fière de son trait d’esprit qui avait fait rire Ray Durden sous sa barbe en broussaille.
Et puis après tout, elle pourrait le sauver, si elle y croyait assez fort, même si le monde entier lui avait tourné le dos, à son Johnny. Et puis Anakin faisait bien rêver les filles, de toute façon, hayden christensen ayant quand même vachement plus de sex-appeal qu’un prince en 2D sur une cassette de dessin animé.
Alors elle avait dit
OUI Janis, un grand, grand oui, mille fois oui. Du haut de ses seize ans, elle avait dit oui sans hésiter une seule seconde, même s’il faudrait sûrement patienter, un an, deux ans, dix ans… Parce que le Grand Amour le Vrai, ça ne se refuse pas, même s’il oublie les chocolats. Elle avait dit oui à la bague en argent bon marché avec sa pierre aussi rose que ses joues dans la dernière nuit de l’année. (Et sa petite culotte dans les buissons).
Oui à la promesse d’
une vie ensemble, le cœur tambourinant dans sa poitrine tellement fort qu’elle s’était presque attendue à ce qu’ils lui défoncent les côtes.
L’adolescente glousse à nouveau en tirant un coin de couverture sur sa peau glacée, incapable de dormir dans l’excitation du futur qu'elle dessine du bout des rêves.
Elle attend les premières lumières du jour, en fumant son joint tout contre lui, le garçon mal rasé qui lui avait demandé de l'épouser. Alors bien sûr les mots n’étaient pas aussi poétiques que dans les fantasmes de son imagination,
mais que valent les mots quand on aime ? Et bien sûr Johnny n’était pas vraiment le prince charmant qu’elle avait imaginé gamine, il n’avait pas des yeux doux comme le duvet des oies sauvages, ou les mots galants du Prince Eric (mais de toute façon, lui, il finissait pas tromper Arielle), il n'avait pas non plus de Blanc Destrier ni de Château dans la Brume, mais il avait une moto rouge qui filait en pétaradant et c’était presque aussi bien.
Alors les yeux plus brillants que la lune et tous ses rayons, dans le silence des dernières minutes de la nuit, Janis souriait comme une folle aux étoiles pour saluer la fin du siècle et le début de
sa vie à elle.
jour et nuit, je pense à toi
toi te souviens-tu de moi
qu'au moment où ça t'arrange ?
février 2001." - Vas te faire foutre Johnny !! "
Les mots claquent dans l’air comme un coup de feu avant de percer le jeune homme droit au cœur en faisant vaciller le colosse dans l'embrasure de la porte quand Janis lui lance son sac de classe à la figure.
" - Bébé, écoutes deux minutes s’il te plaît…"
Mais Janis n’écoute pas, Janis en a vraiment assez d’écouter, assez de dire oui, bonjour, au revoir et puis merci. Assez de fermer sa gueule en souriant quand tout part en couille dans sa vie. Assez d’écouter Johnny justifier les choix qu’il fait pour eux sans jamais lui demander son avis à elle. Elle aurait pu supporter beaucoup pourtant, mais ça,
ça !
Elle lance un regard venimeux au blouson de cuir noir brodé du mot
PROSPECT.
Huit lettres qui à elles seules mettent en péril tous ses grands rêves d’évasion.
Elle n’a jamais rien eu contre les Bloody Eagles, Janis, elle les aime beaucoup pour la plupart même, parce qu’elle les connaît depuis toujours, parce que ce sont eux qui l’ont aidé à grandir … (Enfin eux, et les Welch et Jean et ce
pretty boy de Reid).
Mais là, c’est autre chose, et Johnny la regarde sans comprendre. Sans comprendre qu’en endossant ces couleurs, ils les clouent tous les deux à Clifton, cette petite ville poussière à l’ouest du Texas dans laquelle il ne se passe
jamais rien. Et
ça, c’est insupportable.
Et peu importe qu’il y gagne plus de fric qu’à la casse de démolition automobile, de toute façon, il faudra encore attendre
des années avant qu’il ne puisse lui payer une belle maison dans un beau quartier. Si ce ne sont des
décénnies. Furieuse, la jeune femme jette encore un regard mauvais au grand dadais dépité qui la regarde sans trop savoir quoi faire. Un an après la bague, et toujours aucun avenir radiateur en perspective !!
Et maintenant
ça.
" - Souffle un coup, pète un peu, ton père a dit qu’il allait nous aider, j'vais taffer dur et tu verras il nous aidera à trouver une baraque juste pour toi et moi… Tu sais bien que c'est c'que tu veux mon chat…C'est pour nous que j'fais ça."
Et c’est un déchirement dans le cœur de Janis de voir son air piteux quand il la regarde par en dessous malgré sa taille. Il le sait évidemment, et elle sait qu’il le sait, et sans aucun doute, comme à chaque fois, Johnny aura le dernier mot de toute façon, parce que c'est
toujours comme ça.Comme à chaque fois, elle finira par lui pardonner, se blottir contre son torse qui sent la sueur, l’essence et le tabac, et oublier ses rêves à elle, le temps qu’il faudra… Le temps de réparer l’homme qu’elle a choisi avant même de savoir qu’on pouvait choisir un homme.
Janis fulmine alors qu'elle sent déjà sa résistance fondre quand un sourire perce les yeux du grand brun qui l’attrape par le bout des doigts.
" - T’es tellement sexy quand tu t'énerves comme ça."
et quand reviens le matin
tu t'endors sur mon chagrin
johnny, tu n'es pas un ange
décembre 2006. - C Reid c ça ?
- De quoi tu parles babe ?
- celui qu'tu baise en scred
- nan mais t'es sérieux ?!
- ...
- bébé faut vraiment que tu décroche un peu
- c qui alors ?
- Qui quoi ?
- Tu crois ke jte vois pas faire ta salope avec tes gros yeux
- Johnny, décroche un peu ! Tu t'fais des films et tu m'empêche de bosser.
- J'te vois jamais et j'me casse le cul pour toi
- Fallait pas choisir le club à la place de ton diplôme babe, tu serais venu avec moi
- VTF
- JTM
- …
- tu sais que je l'pensais pas
- Je sais. je t’aime aussi.
johnny, johnny
si tu étais plus galant
johnny , johnny
je t'aimerai tout autant.
◈ ◈ ◈
why not leave why not go away
too much hatred
corruption and greed
give your life
and invariably they leave you with nothing
octobre 2007.Joan Baez chante sa mélancolie dans l’enceinte du vieux tourne-disque sur la commode du salon plongé dans l’obscurité. Rien ne bouge, ne le vent dans le pommier du jardin, ni les rideaux en moustiquaire suspendus devant les fenêtres à coulisse de la vieille bâtisse qui semble suspendue dans le temps, ni Janis, allongée en position fœtale sur le tapis à grosses fleurs oranges de sa maman.
Elle a éteint une à une toutes les lumières de la maison, débranchée chaque prise, couvert chaque meuble d’un drap plus ou moins blanc pour les protéger des défi du temps.
Elle a arrosé les fleurs qu’elle a replantées dans le jardin
en liberté et ouvert la porte du poulailler en espérant que ses habitantes trouveront vite un nouveau foyer, plutôt que le ventre d’un prédateur quelconque.
Elle a vidé le frigidaire et le placard de la cuisine en disposant leurs contenus sur la véranda devant la maison, pour que les badauds les trouvent au matin.
Elle a rangé ses robes et ses jupons dans l’armoire de sa chambre avant d’en tourner la clé pour protéger ses secrets. Elle a rempli une valise avec deux paires de jeans et deux robes d’été, puis une bonne dizaine de bouquins
parce que c’est toujours difficile de choisir.
Elle a choisi méthodiquement les cds qu’elle a placés sur le siège passager de la vieille camaro SS de son père garée sur l'allée.
Elle n’a rien pris d’autre, parce que ce serait trop dur, mais aussi parce que s’il reste de morceaux d’elle ici, ça lui permettra toujours de revenir
si elle le voulait.
Allongée sur le tapis râpé par les années, Janis laisse les larmes couler à flots continue sur ses joues sans couleurs.
Quelques heures plus tôt, le monde entier s’est effondré.
Un, les mâchoires serrées de son père, qui n’a pas pu la serrer dans ses bras retenus par des menottes.
Deux, les yeux durs et humides de Johnny qu’elle n’a pas su regarder, parce qu’il n’y avait rien de pire qu’un
j’te l’avais bien dit qui se réalise quand on pensait vraiment y échapper.
Trois, la foule de badauds, les curieux, les vengeurs, les idiots, venus assister à la démise de Ray Durden, le tueur de flics, et la condamnation pour complicité de son Johnny.
Quatre, les mots sans pitié du juge et sa sentence sans appel qui lui ont arraché son père pour le restant de son existence.
Son père, l’insurmontable montagne, l’ours des cavernes au sourire complice, le gangster au grand cœur… l'assassin.
Son père, le traître, qu’elle ne pouvait pardonner, non pas pour les meurtres, mais pour sa stupidité, parce qu’il s’était laissé attraper. Son père qu’elle ne verrait plus jamais rire aux éclats sur sa grosse bécane qui prendrait la poussière dans le cabanon derrière la maison.
Son père… retiré de la circulation, enfermé à perpétuité pour un crime qu’il n'avait pas pensé à camoufler.
Et Johnny… le coeur au borde des lèvres, le ventre béant comme un trou noir. Johnny qui n’avait rien fait, rien fait pour l'empêcher, rien fait pour l'arrêter, rien fait pour le sauver, ce père qu’elle lui avait confié.
Johnny qu’elle n’avait pas pu regarder de peur d’en perdre pied, parce que la colère et la haine brûlent presque aussi fort que l’amour dans le désespoir d’une jeune femme qui regarde son monde entier partir en fumée.
Johnny qu’elle avait eu peur d’approcher parce qu’elle n’aurait jamais pu faire ce qu’elle avait à faire s’il l’avait regardé, parce qu’elle ne saurait jamais comment le quitter, cet homme qu’elle avait appris à aimer avant même de savoir ce que l’amour voulait dire.
Alors Janis avait silencieusement tourné les talons, en abandonnant la salle d'audience avec ses yeux bordés de rivières d'argent, prêtes à déborder comme des puis trop plein de misère et de pluie.
Sans un mot, elle était rentrée seule dans cette maison vide qui ressemblait à un fantôme.
Parce qu’elle n’aurait pas le courage d’attendre dix ans, avec sa vie en suspens, dans ce coin de rue minable à pleurer dans le vent, elle avait tiré les rideaux et étaient une à une les lumières de la maison.
En serrant la carte de tarot qu’elle avait tirée en passant voir Big Wanda ce matin pour lui porter chance, elle avait allumé une dernière fois la petite cheminée et regardé ses lettres d’amour brûler une à une.
L’
Amoureux n’avait rien pu faire pour l’amour, abandonné sur l’autel des choix et de leurs conséquences, peu importe le désir et la passion, peu importe quand le temps s’écoule si lentement… Sans prononcer un mot, sans faire un bruit, Janis avait laissé les larmes couler sur ses joues et dans son cœur quand elle avait pris la décision qui lui trouait le palpitant jusqu'au creux du ventre, la seule qui lui semblait juste
à elle,de décision, malgré le désespoir qui dérobe le sol sous ses pas.
Janis laisse les dernières notes de la chanson voler dans le silence comme une prière au creux de la nuit, puis sans un bruit toujours, elle se lève, tout doucement, comme pour prolonger les derniers instants. Elle embrasse le portrait de sa mère posé sur la commode du bout des lèvres en caressant doucement le cadre peint en rouge avec du vernis à ongle d’enfant. Puis elle tourne les talons et sans un regard de plus, verrouille la porte d’entrée avant de s’installer au volant de la voiture qui démarre en ronronnant.
Elle a une pensée pour ses amis, pour Beth surtout, et son adorable petit garçon qu’elle ne verra pas grandir. Pour Jean, aussi, qui l’attendra sûrement dans leur petit appartement en ville sans savoir que Janis ne viendra plus fleurir les murs de leur colocation.
Elle pense aux deux grands frères que la vie a jetés sur son chemin, le colérique blond et le brun bougon. Elle pense aussi au jeune Forsyth et à sa lettre à laquelle elle n’a pas pris le temps de répondre avant de fermer sa porte à clefs.
Elle pense à Johnny, à cette vie à deux qu’ils n’auront pas.
Elle pense à son père qui verra la sienne, de vie, défiler derrière les barreaux de sa cellule jusqu’à ce que la mort veuille bien de lui.
Janis pense à tous ceux qu’elle laisse derrière elle sans explications quand elle regarde les lumières de Clifton disparaître au coin de son rétroviseur.
Janis n’a plus la force d’être celle qui répare les autres ce soir, parce que Janis n’a plus rien à perdre d’autres qu’elle-même, quand sans un mot, elle s’enfonce dans le silence et toute sa violence.
young girl ain't got no chance no roots te keep her strong
she's shed all pretenses
that someday she'll belong
juin 2015.Un, deux, trois…Janis compte les moutons sauter au dessu des fissures du plafond d’un motel miteux.
Quatre, cinq , six…Elle tente d’ignorer les secousses du lit qui sous les assaut sans tendresse de son compagnon de la nuit.
Sept, huit, neuf…Grondement satisfait du trucker qui se lève en s'essuyant vaguement.
Dix, onze, douze...Un poignée de billet vert jetés sur la table de chevet.
Treize, quatorze, quinze...La porte qu’il claque derrière lui.
Seize, dix-sept, dix-huit...Surtout,
surtout ne pas penser, rouler un joint, l’allumer, le fumer.
Rester vide, rester
déconnectée.
some folks call her a runaway
a failure in the race
she knows where her ticket takes her
she will find her place in the sun.
◈ ◈ ◈
bang bang
he shot me down
bang bang
i hit the ground
bang bang
that awfull sound
bang bang
my baby shot me down
mars 2020.La violence ne débarque jamais dans une vie de couple en s'annoncent en fanfare. Elle se faufile par les fissures, derrière les volets clos. Elle s'immisce dans les faux sourires et les regards
juste un peu trop sombres. Elle se cache sous une couche de fond de teint, une touche de blush, un trait d’eye-liner
juste un peu plus épais que d’habitude. Et puis de toute façon l’habitude, qu’est ce que c’est ?
La femme au sourire rayé de rouge regarde l’orage tomber par la fenêtre de la petite chambre d’appartement surplombant la ville en bas.
Elle se laisse doucement bercer par la voix tendre d’Elvis Presley qui ne peut s'empêcher de l’aimer.
Il y a peu de choses qui soient aussi belles dans cette vie, que la voix d’un homme mort et enterré, et l’odeur de la terre chaude sous la pluie. Dans l'étreinte de la lune, Janis regarde ses chagrins s’envoler dans le dragon de fumée qu’elle crache aux étoiles.
La sève du pavot pour combler les fissures de son cœur, quelques grains travaillés à la main dispersés dans le berceau de son joint pour caresser les bleus de son corps meurtris.
Elle a les mains qui tremblent un peu, les phalanges qui piquent, les tendons qui brûlent.
Elle pose son œil, celui qui n’est pas étouffé par sa paupière gonflée, sur le corps de l’homme endormi à côté d’elle sur le lit. Sur les traits fins de son visage doré, les longs cils noirs, plus longs que ceux d’une fille. Le nez droit, les pommettes saillantes, les cheveux courts et bien taillés ébouriffés par la nuit, par l’amour et le désamour dont il fait preuve quand il vient la retrouver.
Il est beau comme le Christ, endormis dans les draps défaits. Il a les poings aussi gonflés que son visage à elle, les mains aussi larges que les bleus autour de ses poignets.
Il est beau quand il dort, calme, paisible, il sourit presque.
Et Janis ne peut s'empêcher de sourire quand elle se laisse glisser le long de son dos.
Il ne vient pas souvent, peut être deux ou trois soirs par semaine, toujours la nuit, toujours fatigué, souvent énervé. Il a tellement peu de liberté.
C’est sa faute à elle, s’il devient fou. Parce qu’elle ne peut pas s'empêcher de lui demander plus, de lui demander
encore. Elle sait bien pourtant qu’il est fatigué, qu’il a besoin de tendresse et de
se reposer. C’est sa faute à elle s’il finit par exploser. Parce qu’elle ne sait plus toujours comment faire pour être une
bonne fille.
Il l’aime, il le lui dit, donc ça doit être vrai. Elle aime l’entendre murmurer des mots d’amour en espagnol dans son oreille, elle aime aussi son accent qui roule sur sa peau et sa langue qui roule entre ses lèvres, entre toutes ses lèvres.
Les Autres peuvent bien dire ce qu’ils veulent, l’Amour vaut bien quelques bleus sur la face, quelques blessures au cœur.
Janis n’a rien à perdre d’autre de toute façon. L’
Amour c’est tout ce qui lui reste, l’Amour d’un homme dont elle ne connaît pas le prénom.
“ - comment tu t’appelles ?”
lui a-t-elle demandé la première nuit
“ - comment tu veux m'appeler ?”
lui avait il répondu
“ - Johnny. “
L’aveu ultime, le secret du fond du cœur, attaché à un autre visage, une paire d’yeux verts qui brillent sous le soleil Texan. Elle ne le lui a jamais dit, à
Lui, qu’elle lui avait offert le prénom d’un autre homme. Il ne lui avait pas demandé ses raisons de toute façon.
Elle l’a choisi pour ça, le beau Mexicain, parce qu’il ne posait pas trop de questions, parce qu’il s’en fichait sûrement, mais qu’elle préférait croire qu’il respectait son intimité.
Elle l’avait choisi pour son silence, et pour la grâce dangereuse qui suintait par tous les pores de sa peau, l’assurance d’un homme qui n’a rien à prouver à personne. Elle n’avait jamais eu peur des liasses et des pistolets qu’il laissait sur sa table de chevet quand il se déshabillait, elle n’avait jamais non plus tenté d’y toucher. Elle n’avait pas cherché à savoir précisément
qui il était, certaines choses étaient évidentes, et le reste elle préférait l'ignorer.
Il l’aimait, il le lui avait promis. Alors elle l’avait choisi, son Johnny de remplacement, avec ses armes et cadeaux toujours un peu trop extravagant, avec les coups qu’il faisait pleuvoir aussi, avec les coups et avec son bon goût. Elle l’avait choisi, alors elle remplirait son rôle, elle pardonnait, toujours, elle pardonnait tout.
C'est ce que font les femmes quand elles aiment non ? Elle n’avait rien d’autre à perdre de toute façon, rien d’autre que l’Amour, ou peut-être la raison.
bang bang
you hit the ground
bang bang
i shot you down
bang bang
you hit the ground
bang bang
that awfull wsound
bang bang
i used to shoot you down.
mars 2023Du sang, beaucoup
beaucoup de sang. Sur l’oreiller, sur les draps qui ne sont plus du tout blanc, sur le mur et sur la tête de lit en bois compressé. Du sang sur le torse de l’
homme qui se soulève péniblement malgré le trou sur le côté gauche.
Du sang au coin de sa bouche quand il articule des mots silencieux, déversant haine et injures à travers son regard venimeux.
Du sang au bout du canon d’un calibre 45, l’ami de toujours, tiré à bout portant.
Du sang toujours, sur les mains de Janis, qui ne tremblent pas du tout.
La chambre est teintée de rouge, comme les pétales des roses qu’il avait posés sur la table quelques heures plus tôt. Comme les rideaux de velours carmin qu’elle a achetés au marché le mois dernier, pour tenir le soleil à distance de leurs minuits en plein milieu de la journée.
Le rouge riche et froid, froid comme le sang qui coule dans ses veines à elles, glacées comme sa colère.
" BANG "
Un second coup de feu éclate au creux de sa gorge.
Janis regarde sans la voir la scène écarlate qui danse sous ses yeux. Il vacille son faux Johnny, avec ses yeux exorbités et sa bouche qui gobe de l’air comme un poisson tombé du bocal. Il a les muscles tendus et les mains crispées sur le second trou qui vient fleurir le doré de sa peau qui sent bon le soleil et l’air frais.
Il est toujours aussi beau, malgré les larmes et la colère qu'elle a dans les yeux, il est toujours aussi beau avec son sang qui fleurit les draps comme autant de pétales sur leurs amours déchus.
Si beau, dans son agonie.
Janis le regarde droit dans les yeux, sans rien entendre d’autre que la voix de Nancy Sinatra qui chausse ses bottes. Il tremble, convulse presque, et les secondes s’allongent quand ses yeux injectés de rouge la fixent furieusement.
Janis ne ressent rien d’autre qu’une infinie gratitude pour la beauté de la vie qui fait fleurir les roses dans un lit de mensonges.
C’est seulement quand elle s’assoit au volant de sa voiture qu’elle réalise la gravité de la chose. De cet homme qui se vide de son sang dans le lit de cet appartement qu’il loue pour elle.
Elle a prêté serment, il y a des années, de sauver des vies, pas de les achever.
Enfin, la réalité la percute, de plein fouet et sans aucune retenue : elle l’a tué. L’
homme dont elle ne connaît pas le nom, son Johnny de remplacement.
Et avec lui, elle a tué sa liberté à elle, son amour un peu, aussi, et la colère qu’elle ressentait, la trahison, les mensonges, les secrets.
Elle l’a tué, et si quelqu’un le découvre, elle va devoir payer un prix qu’elle ne veut pas, ne
peut pas envisager. Ce fils de pute, ce chien de menteur
marié.
Et sa liberté ? Sa vie, à elle qu’est-ce qu’elle en fait ?
Fébrile, Janis tourne les clefs dans le neiman de la vieille Chevrolet en faisant crisser les pneus sur le goudron déjà tiède aux premières heures du jour et sans un seul regard en arrière, elle file déjà vers l’horizon, vers la frontière lointaine qui la ramène
à la maison.
music played and people sang
just for me the church bells rang.
◈ ◈ ◈
i hear hurricanes a-blowin'
i know the end is comin' soon
i fear rivers over flowin'
i hear the voice of rage and ruin
juillet 2023.“ - Tu vas où ?
- Loin d’ici.”
Vous est-il déjà arrivé de repenser à un endroit, un moment précis, une rencontre, et avec le recul, cet instant précis qui paraissait tellement insignifiant quand il est arrivé, devient l’une des plus solides charnières de votre vie ? Quand quelques jours, mois, années plus tard, vous repensez à ces choix infimes, ces moments de rien qui ont tout construit. Ces croisements qu'on n'avait pas devinés, ces choix qui ont tout changé.
Le jour où Janis Durden s’est arrêtée sur le bas-côté d’une petite route de campagne en Louisiane pour prendre une auto-stoppeuse nommée Wilma Holden, c’était l’un de ces moments-là.
Il faisait une chaleur à étouffer les caïmans qui peuplent les marais de ce coin reculé des bayous quand la vieille camaro ss rouge de Janis a failli renverser la femme qui déboulait comme une fusée sur son coin de route.
Crissement de pneus par-dessus la voix de Leonard Cohen qui fait grésiller l’autoradio, sueur froide qui se glisse sous les lunettes de soleil en forme de cœur rouge et glisse le long de l’arête du nez, gravillons qui volent.
Il avait suffi d’un regard, l’histoire de quelques secondes entre deux femmes en fuite, deux femmes qui ne se connaissent pas, mais qui se comprennent sans le moindre mot, l’urgence, la peur, le défi farouche qui brille dans l’éclat des yeux qui se croisent. Une lueur sauvage qui se reconnaît en sa jumelle.
Il n'en a pas fallu plus pour que la première invite à son bord la seconde, dans la chaleur moite qui dessine des auréoles sous les aisselles.
Quand Wilma Holden est monté dans la vieille décapotable rouillée de Janis Durden, elle n’a lancé qu’un seul regard en arrière, un regard d’un instant, rien de plus, un instant pendant lequel s’est déchaîné toute la force des océans.
Elles n’ont jamais parlé de ce qui les avait liées ce jour-là, de cette fébrilité cruelle. Elles n’ont jamais évoqué le pourquoi du comment, peut-être qu’après tant d’années d'errance, quelqu’un avait enfin répondu à leurs prières et les avait placées sur le chemin l’une de l’autre.
Pour le meilleur, mais aussi pour le pire,
jusqu’au bout du monde et plus loin encore.
don't go around tonight
well it's bound to take your life
there's a bad moon on the rise, alright
janvier 2024.“ Bonjour mesdames et messieurs ceci est un braquage
Si personne ne perd la tête, chacun gardera la sienne.
Jacques a dit, tout le monde parterre s’il vous plaît; merci bien
Non pas vous monsieur, je vais avoir besoin de vos mimines,
On va jouer au jeu de la statue, le dernier qui bouge a gagné !
Monsieur, après vous, sortez-moi tout le liquide de la caisse et fourrez-le-moi dans cette sacoche, attention mon amie vous garde à l'œil, ce n'est pas le moment de jouer les héros, si tout le monde reste bien sage ça vous fera une bonne histoire à raconter au barbecue du week-end, sinon vous trouverez votre histoire sur la rubrique mortuaire du votre journal local et ce serait bien dommage.
Allez allez, on se dépêche nous ne voudrions pas nous imposer trop longtemps parmi vous !
Madame un peu de silence, je vous pris, ma copine ici présente n’aime pas trop les gestes brusques ça la rend chatouilleuse si vous voyez ce que je veux dire, restez donc là où vous êtes mettez-vous à l’aise
Je veux tout le monde à plat ventre les mains sur la tête et je vous laisse compter jusqu’à 30,
Un , deux , trois…”
Les mots fusent et se répondent comme un machine bien huilé, un discours mille fois répétés devant le miroir d'une salle de bain d'un motel miteux ici où là.
Quelques secondes plus tard, les deux femmes sautent dans l’habitacle de la vieille camaro ss aux plaques floutées dont elles ont laissé le moteur tourner, feux éteints, deux blocs plus loin. Avant que qui-que-ce-soit n’ose regarder par la fenêtre de la petite station service, le Chevrolet disparaît déjà en trombe dans l’allée sous le rire hystérique de Wilma Holden et janis Durden, qui viennent de commettre leur troisième braquage à main armée dans l’état de Louisiane qu’elles quitteront à toute allure et les poches presque pleines avant le petit matin.
Une énième
dernière fois... Jusqu'à la prochaine.
hope you got your things together
hope you are quite prepared to die
looks like we're in for nasty weather
one eye is taken for an eye.
◈ ◈ ◈
all my memories gather 'round her
miner's lady, stranger to blue water
dark and dusty painted on blue sky
misty taste of moonshine
teardrops in me eye.
début août 2024.Janis regarde la silhouette en blouson noir disparaître en pétaradant à l’horizon dans un nuage de poussière ocre. Elle clique un peu des yeux pour retenir les larmes qui bordent sa vision quand Velma vient poser sa tête sur son épaule. La brune laisse enfin un pneu aller dans l’étreinte de son amie.
- Il s’en va ?
- Ouais…
- Et nous, on fait quoi ?
- T’as déjà mis les pieds dans le trou du cul du fin fond du Texas ?
- Tu veux vraiment y aller ?
- Tu veux que je te présente ma famille ?
- Je croyais que t'en avait pas, de famille.
- Moi aussi… Mais faut croire qu’ils m’ont pas tous oubliée. Tu viens avec moi ?
- Où ça ?
- Clifton. À la maison.
country road
take me home
to the place
i belong
fin août 2024.La nuit glisse sur les cheveux défaits de la femme brune qui serre son volant comme on s’agrippe à une bouée de sauvetage jusqu'à s’en blanchir les jointures des doigts.
La chaleur de la terre enveloppe toujours le bitume odorant qui file en longue ligne droite derrière l’horizon.
Derrière elle, l’infini et son passé avalé par l'obscurité ;
Devant elle, un monde qu'elle n’a pas osé évoquer depuis dix-sept longues années. Une foule de souvenirs, de rires, de joies, de larmes, d’amours et de regrets. Devant elle l'inconnu inconfortable du retour au bercail, la ligne d’arrivée aux couleurs de la case départ.
A sa droite, Wilma, l’amie, la sœur, l’équilibre, l'âme-jumelle trouvée comme un trouve un chaton malmené sur le bord de la route, avant de réaliser qu’il s’agit d’un lion des montagnes.
Au-dessus, le ciel qui la couve comme toujours avec sa couronne d’étoiles.
En dessous, toujours cette langue d’asphalte collante qui file toujours plus vite vers les lumières lointaines d’une ville qui ne tardera pas à s’éveiller.
Dans le secret de la nuit, Janis savoure avec délice ses derniers instants de liberté, elle serre contre son cœur ce fantôme de vie qu’elle abandonne un peu plus avec chaque kilomètre avalé, le cœur battant partagé entre excitation et appréhension.
Au loin, le chant d’un coyote déchire la nuit.
i hear her voice in the mornin' hour, she calls me
the radio reminds me of my home far away
drivin' down the road, i get a feelin'
that I should've been home yesterday, yesterday.
◈ ◈ ◈
" - hey Janis, can i ask you another question ?
- yeah ?
- why do you listen to music all the time ? like, all the time, i mean... no silence, ever
- 'cause music brings me peace
- what do you mean peace ?
- i dont know... the absence of chaos, i guess."