Janet | Ailleurs c'est ici

Rien n'a changé. Toujours la même tête ronde qui lève les yeux vers le ciel la nuit, contemple les étoiles et se demande ce qui lui donne le droit de fouler cette terre. L'univers est immense, elle est minuscule. Combien de milliers d'années ? C'est inconcevable. Et nous, alors ? 80 ans, si tout se passe bien ? Peut-être plus pour les plus chanceux, sans doute moins pour elle et ses débordements.
La démesure, un battement de cils en comparaison. Un battement de cœur, quelque part au début, fruit d'une rencontre hasardeuse entre deux êtres paumés et ivres. Une liasse de billets glissée dans le creux d'une poche satinée cousue sur un blouson reluisant. Des promesses et des désirs. Et puis le résultat, un cœur qui bat. Il n'en a jamais voulu, il a même voulu que l'autre arrête tout. Mais c'était trop beau de sentir la vie en soi. Pleine d'espoir et de bonne volonté, elle a voulu transformer l'accident pénible en un bonheur intarissable.

Quel égoïsme.

Que faire de ces sensations étranges ? Rien. Pourquoi se battre, pourquoi aimer ? Ce n'est jamais assez, ces moments ne durent jamais assez longtemps. Tout de suite se sentir plus vivante, c'est prodigieux. La souffrance n'est pas insurmontable, suffit d'faire taire les boyaux d'la tête. On s'assomme avec des coups, on arrose le tout avec la boisson. Mais quel silence assourdissant ! C'est surprenant, mais elle ne lui en veut pas. Il a fait le minimum et c'est déjà pas mal. Ça aurait pu être pire, il aurait pu la détester. Il s'est contenté de l'ignorer et c'est prodigieux. C'est salvateur, même. C'est dommage de se comparer aux autres, elle est unique. Comme tout le monde. Que faire de ces années étranges ?
Rien non plus.

L'amour et la chaleur se trouvent dans le visage réconfortant creusé de rides onduleuses de babouchka. Ses vêtements colorés, son parfum délicat qui semble provenir d'une autre planète, ses phrases répétées qui s'enfoncent dans sa mémoire et tordent son visage de souvenirs au fur et à mesure qu'elle grandit. C'est son modèle. C'est sa grand-mère qui l'élève. Son père ne la veut pas, sa mère ne la mérite pas. Quelle tragédie, elle aurait tant pouvoir aimer le fruit de ses entrailles. Quelle indigence quand on lui arrache ce qu'elle a de plus cher au monde. On lui explique pourtant que ce qu'elle est et la vie qu'elle mène n'est pas sain pour élever un enfant. Ils s'étaient trompés, ça n'aura pas suffi.

Tout est terrible, l'école, l'amour, la vie. L'impression d'avoir pris la place de quelqu'un de plus important qu'elle. La tête collée contre la vitre du bus qui vibre frénétiquement, elle s'endort en paix, oublie de descendre et de s'accrocher à la réalité. Adolescence infinie, elle se rebelle encore maintenant. L'autorité est détestable. Sa grand-mère qu'elle adore n'y a pas échappé ; elle rentre du lycée avec le crâne rasé, juste pour la faire hurler, voir ses joues gonfler et ses jambes trembler. Pour une fois, elle a l'impression d'avoir un rôle sur la scène trémulante de la vie.

Ce n'est pas possible d'embrasser une vie normale. Le temps lui est compté, il faut rentabiliser son passage sur Terre, il faut voir, vivre et ressentir. L'exploration des sens s'accompagne de l'exploration des paysages, elle va partout où elle peut. Elle ose pousser la chansonnette en même temps qu'elle s'accompagne à la guitare, les gens semblent ravis. Autour de ce feu de camp, ils n'ont pas de visage, ils ne sont que des silhouettes dans la pénombre. Impossible de se rappeler leurs noms. Certains soirs, il lui est même possible d'oublier le sien. Qui est-elle, bon sang ? Qui est Janet, Jana ou Jolene ? Pourquoi n'est-elle pas autre chose ? L'éthanol pourrit son sang, la fumée embrume son esprit. Une bagarre éclate en sortie de boite, elle cherche le responsable en tenant à peine debout. Féroce, on dirait une petite gobeline.

C'est elle la coupable.

Slab City, le dernier endroit libre sur terre est une légende de plus. Les larmes se mêlent aux cris, tout le monde fait semblant d'être heureux, elle fait comme eux. La violence éclate, la violence lui plaît. Mais pas cette fois, pas cette fois où elle a cru qu'elle y passerait. C'est trop, ça fait trop peur. Des années qu'elle se moque de la mort, maintenant qu'elle y est presque, elle réalise que c'est vrai, que c'est possible. Ça lui fait comme un sursaut, elle saute et dégage de là, se raccroche à la seule chose constante, babouchka la grande, babouchka l'immortelle. Elle n'aime pas forcément l'Amérique, mais elle aime Janet. Alors comme toujours, elle se plie en quatre pour la voir sourire ne serait-ce que quelques secondes. Une caravane d'occasion et roulez jeunesse, façon de parler.

Janet la sauvage, Janet la mendiante, Janet la paumée. Janet la droguée, Janet la rigolote, Janet la fêtarde. Elle se laisse définir par les autres à Clifton, ne s'autorise pas à se créer une identité qui lui est propre. Elle parcourt la ville à la recherche d'ambiances et de sonorités plaisantes et c'est tout. On la regarde, on la plaint. Puis on l'aime bien, en fait, cette folle brunette, ses dreads et ses habits troués. Elle a un bon fond, on le dit souvent. Sa compagnie est plaisante jusqu'à la tombée du soir, où son alter ego démoniaque prend le contrôle de ses pensées fumeuses, dompte ses gestes pour la faire boire jusqu'à l'oubli. Le lendemain, on refait la même chose. Les jours se ressemblent et le temps passe, jusqu'à ce qu'elle perde même la notion de temps. Quand hier et demain se ressemblent, pourquoi compter les jours ?

Une dernière bouffée dans la nuit. Sa nuque est pliée et vacille légèrement comme un diable en boîte. Elle a le regard planté sur la lune comme si c'était elle qui avait atterri dessus en 1969. Peut-être qu'elle vient de là ou de mars, c'est l'explication la plus logique. Son blouson en cuir s'émiette. Sans-gêne, le vent se faufile entre les trous de son jean et la fait frissonner. D'ici une heure ou deux, l'aube pointera le bout de son nez et elle ira se coucher au moment où sa grand-mère se lèvera, elles ne sont plus dans le même monde. L'autre jour, elle a oublié un numéro de téléphone. Puis après, c'était un prénom. Avant-hier, elle a regardé Janet comme si c'était la première fois qu'elle la voyait. C'était beau et triste à la fois. C'est pas possible de faire la fête tous les soirs et de se sentir aussi seule.