you could try and take us but we're the gladiators

La ponctualité ne coule pas dans les veines des Medina. Il paraît que le grand-père a raté son mariage d’une demi-journée complète. Pour le père, c’est à sa propre exécution qu’il s’est pointé avec deux bonnes heures de retard, pendant qu’Angel tournait en rond dans leur minuscule appartement de l’époque. Autant vous dire que si cette famille d’enfoirés se pointe pas comme convenu pour des trucs aussi importants, un verre au Wild Coyote mérite même pas qu’on regarde l’heure sur son portable. Angel se pointe quand il se pointe. Un problème ? Rien ne vous oblige à l’attendre. Vous pouvez faire le pied de grue des heures entières, il ne s’écorchera pas la gueule de la moindre excuse.

Moins de quarante minutes après l’heure prévue. Suarez ne peut pas dire que son frère ne fait pas d’effort, il a près d’une heure d’avance sur son retard habituel et Diego n’a pas un assez joli petit cul pour qu’Angel se presse. Le deuxième Pobre est déjà là, à en croire la moto près de laquelle le retardataire gare la sienne. Tant mieux, Medina déteste attendre.

Le Wild Coyote est bruyant. L’odeur de bière se mêle à la sueur, les cris enthousiastes se fondent dans la musique. Le vacarme est aussi auditif que visuel, et le nez d’Angel se plisse à la vue de pieds sur le bar. Jongler avec des bouteilles, sérieusement ? Diego ne pouvait-il pas lui proposer de se retrouver au Dollhouse ? Non, il est maqué, Suarez. Une nana comme il faut, chiante à crever - si Medina se souvient bien d’elle, il n’en est pas certain. Elise ? Hélène ? Elena, il croit. Pas d’importance, ce soir. Ce n’est pas pour parler de bonnes femmes qu’il fait le déplacement, mais pour un pote qui s’est sacrément foutu dans la merde. Et pour la tequila, aussi, car elle est pas dégueu dans le coin.

« Tire pas cette gueule, hermano. » La paume d’Angel s’abat sur l’épaule d’el lobo, et ses doigts serrent l’articulation. Le soutien n’est jamais verbal, juste quelques tapes dans le dos et la certitude qu’ils prendraient une balle l’un pour l’autre. Le Pobre Diablo n’est pas un amateur de mélodrame, alors il épargnera à Diego les discours à base de ; ça va aller, t’inquiète pas. Si, il devrait s’inquiéter. « Paraît que t’as merdé. » déclare-t-il en s’installant sur le tabouret voisin. Ce sont les rumeurs qui courent, mais Angel préfère l’entendre de la bouche du principal intéressé. Il observe son frère, souffle du nez dans un mélange entre le ricanement et le soupir. Une barmaid passe, il l’interpelle en tapant sur le comptoir.« Tequila. Dos »  L’indication sur le nombre est accompagné d’un majeur et d’un index levés. Le Texas entier parle l’espagnol, mais il ne faut pas surestimer les gringos du coin. « Tu m’racontes ou on picole en silence ? » Les deux lui vont, à Angel. Mais Diego ferait mieux de déballer toute l’histoire s’il veut que l’autre puisse lui filer un coup de main. Huit ans et Medina pense pas avoir vu Suarez déconner. Le droit à l’erreur n’existe pas, on est pas dans une colonie de vacances. Mais Angel en connait un rayon, quand il s’agit de se racheter. Il a bien buté son propre paternel pour les beaux yeux d’El Cuervo.

Ces temps-ci, Diego traînait pas mal au Coyote. Pas tellement pour les filles, ni tant pour la tequila, quoiqu'elle est pas trop mal et certainement pas pour les spectacles de jonglerie d'objets divers. C'était plutôt en lien avec ce satané boulot qu'il s'est vu confié et qui lui permettra peut-être de retrouver sa place parmi les Pobre Diablos.

Sauf que Diego, il n'aime pas trop mettre tous ses œufs dans le même panier. Benicio est son père spirituel, il ne l'a jamais trahi et rien n'indique que cela ait changé, mais s'il veut se trouver d'autres occasions de rapporter de l'argent au Diablo, de prouver sa valeur et ne serait-ce que pour éviter qu'on l'oublie quoi, il va avoir besoin d'alliés. Des pairs qui pourront mettre un peu du sien pour encourager son retour dans les rangs.

Quand il entre dans le Coyote, aucun signe d'Angel bien sûr..., mais il l'aperçoit aussi, elle, sa protégée. On peut dire qu'elle s'en claque des heures. C'est utile si elle le voit avec un "ami". Heureusement, il ne tarde pas plus qu'à l'habitude. Quand Angel arrive à sa hauteur, après avoir lâché tout juste un "hola" plus instinctif qu'enthousiaste comme il se lève, son camarade motard y va tout de suite d'une petite remarque qui arrache un sourire à Diego, qui met ensuite sa main sur l'épaule opposé d'Angel, en miroir de son geste.

-Tant que ma gueule ne ressemble pas à la tienne, ça va...

Du reste, son frère d'armes sait bien que Diego ne va pas rester les bras croisés et s'apitoyer sur son sort. Il ne cherche pas la pitié de personne, c'est un battant. Le grand brun se réinstalle sur le tabouret et suit des yeux Lina' qui passe derrière le bar pour parler à une autre serveuse. Puis, il porte son attention sur Angel. La mort de Juan est une sacrée merde oui.

-On peut dire ça.

On pouvait presque voir sa mâchoire se tendre quand il dit ses mots. Diego s'en voulait encore, mais se demandait aussi où il a merdé. Le traquenard était bien préparé et visiblement, on s'est servi de lui mais... peut-être qu'il a été trop enthousiaste, trop vite. Le magot en vu était si gros, pour que Benicio y croit aussi après tout... Le souffle d'Angel le fait grimacer. Diego n'entend pas à rire sur le sujet. Ils ont perdu un frère dans cette affaire.

-Et si tu me disais ce qui se dit sur le sujet?

Histoire qu'il sache qu'elle est la version qui circule au sein du chapitre, quel rôle qu'on lui donne. Diego a sa petite idée, mais Angel pourra lui dire et confirmer. Les shots de tequila s'amènent et le Latino prend la sienne, cogne le verre contre celui de son camarade, avant de donner deux petits coups de poing sur le bar. Une sorte de tradition.

-Salud hermano.

Les liens du sang ne sont rien face à ceux du club. Les problèmes, les bonnes femmes et le reste doivent disparaître dès qu’ils grimpent sur une moto, dès qu’El Cuervo claque des doigts. Pas le droit d’être distrait, pas le droit de merder, pas le droit à l’erreur. Les règles sont pourtant d’une simplicité enfantine, suivies depuis des décennies. Alors où Diego avait-il la tête, au Mexique ? Certainement pas à couvrir le cul de Juan, sinon les deux Pobre n’auraient pas cette conversation. « T’es sûr que tu veux savoir ? »  L’ignorance est parfois la meilleure des décisions, pour celui qui veut éviter la folie. La culpabilité est une chose, la haine des autres en est une autre. Est-ce que leurs frères le haïssent ? Angel jette un oeil à Diego, puis secoue le nez. Non, bien sûr que non. Les familles se déchirent et se tiraillent, mais la haine n’a jamais sa place.

Les tequilas sont servies et Medina lève à peine la main, empêche la serveuse de foutre les voiles. « Laisse la bouteille, chérie. » Ils en auront besoin, s’ils veulent parler à coeurs ouverts. Certaines histoires ne peuvent pas être racontées sobres et la vérité est plus facile à avaler tout rond avec une belle rasade d’alcool. Poings sur la table, verre levé. « Salud. » L’ouverture de bal d’une longue série de verres qu’ils partageront, quoi que le coeur ne soit pas à la fête. Le deuil n’est qu’une affaire de gonzesses et de gosses - Angel est partisan des hommages silencieux et sans larmes. Est-ce qu’il voudrait que ses frères se lamentent ? Non. Qu’ils picolent en son honneur ? Certainement.

« T’as merdé, Diego. » finit-il par annoncer. « Il s’raconte que t’avais la tête ailleurs. Que t’as mal fait l’boulot. » Ce boulot tacite, cette première mission qui supplante les autres : veiller sur les siens. Couvrir ses frères. « J’étais pas là-bas. »  Il serait bien incapable de refaire l’histoire, de pointer ses erreurs du doigt ou de lui foutre la gueule dans ses conneries. Il ne peut que lancer des hypothèses, broder autour des bruits de couloirs. « Mais y a plus d’un gars qui se sentirait pas en sécurité d’bosser avec toi, en ce moment. » Medina en fait-il partie ? Angel se suffit à lui-même, n’a jamais attendu qu’on vienne lui sauver le cul. Mais tourner le dos à un de leur membre en disgrâce ? Autant se livrer à l’ennemi. Sa réflexion est coupée par le ballet d’une brune à la silhouette qui ne lui est pas inconnue, derrière le bar. Il ne se gêne pas pour regarder, Angel. Faut dire qu’elle n’est pas vilaine, Adelina, et que sa repartie mordante est d’autant plus agréable.  « Tu vas t’faire chier d’sus un moment, hermano. » Retour en bas de l’échelle, à peine plus haut qu’un prospect dans la chaîne alimentaire. Missions pourries, flicage permanent, presque un pestiféré. « Mais tu vas remonter la pente. T’inquiète pas pour ça. » Sa paluche frappe l’épaule de Diego, la serre en guise d’encouragements.