f - almost home

— C’est nous trois contre le monde.

Litanie chuchotée le soir devant la télé, comme pour se convaincre à défaut de réussir avec ses filles. Leanne les serre dans ses bras, pour se rassurer sans l’avouer : au fond c’est une bonne mère. Mara et Bee ne laissent aucun mot s’échapper, elles ont l’habitude, bientôt, celle qu’elles appellent sans affection maman, s’enfuira pour un temps. Un autre homme à son bras, une addiction sous l’autre, et elle voguera à travers le pays avant de revenir pleurer dans les jupes de ses filles. Qu’importe qu’elles aient huit ou quinze ans, elles sont assez grandes pour se débrouiller sans mère. Après tout, Granny est là. Sauf qu’un jour, elle aussi disparaît, sept pieds sous terre. Aucune trace de la femme du milieu lorsqu’on l’enterre, Leanne est injoignable. Bee a seize ans, elle affabule pour garder la maison et sa soeur, trime pour deux, se prépare au pire, plonge dans le noir, illuminé par Mara quand elle perd de vue son but.

Leanne a toujours été une mère à chier.

Elle pourra tisser tous les mensonges de l’univers contre la réalité, à son retour, Abbey n’est plus la même, n’a plus rien d’une enfant solaire. C’est un ouragan prêt à tout ravager sur son passage.

Non, c’est à deux qu’elles vaincront. Que Leanne aie se faire foutre.

— Simon n’est pas encore rentré, et Joy a décidé qu’elle devait voir le chantier avant d’aller dormir. Je te promets, je vais devenir folle à force de lui courir après !

Bee fixe son téléphone pour voir sa soeur s’agiter à travers l’écran. Depuis la naissance de sa filleule, la distance qui les sépare est devenue insupportable. Mais Bee ne prendra pas le risque de revenir aussi proche de Clifton. Mara et son fiancé se sont installés à moins d’une demi heure de la ville qui les a vu grandir, mais Bee ne les a jamais visité. Quand sa soeur pense que c’est par refus de croiser son ex, elle n’a pas tort. Mais ce n’est pas aussi simple que Mara l’imagine : elle n’a pas peur de le voir à la manière dont elle répugne de croiser un ex près de l’observatoire, non, elle est terrifiée de prendre du plomb dans la tête. Jamais la blonde ne saura ce que sa soeur a fait, Bee emportera ce secret dans la tombe, quitte à souffrir du manque de sa famille.

— Je vais lui envoyer une tractopelle par Amazon, elle arrêtera de t’embêter comme ça !

— Tu parles, elle voudra dormir avec, je ne vais jamais m’en sortir après…

Mara est fatiguée, ça se lit sur ses traits. Bee ne veut pas être intrusive, elle n’est pas un modèle de réussite dans les relations humaines, mais elle voit bien que Simon est un père absent, et un compagnon encore plus invisible. Si elle était plus présente, plus proche, elle accueillerait sa soeur sous son toit et lui dirait de larguer ce minable. Mais on ne fait pas toujours ce que l’on veut.

— Tu penses pouvoir venir à la maison, bientôt ? demande la brune en observant une tornade blonde de deux ans courir derrière sa mère.

— Dès que je peux prendre des congés. On restera deux semaines, c’est bon pour toi ? l’interroge Mara.

Bee trépigne à l’idée d’avoir les deux femmes de sa vie chez elle. Son quotidien est un brin redondant depuis qu’elle a largué son ex sur un coup de tête parce qu’elle s’ennuyait avec lui, et qu’il l’appelait mon ange alors qu’elle lui avait interdit.

— Pas de soucis, j’ai vu avec un voisin pour avoir un lit parapluie.

— T’es la meilleure, merci. Elle prend le temps de faire une pause, et Bee la voit hésiter un peu trop longtemps par rapport à ses habitudes. J’ai vu Angel à la station service, aujourd’hui. Je savais pas si je devais te le dire, mais c’était bizarre parce Joy a vu le tatouage d’abeille sur son doigt et elle a pas arrêté de lui parler de toi du coup. J’ai essayé de l’empêcher d’approcher mais ce con était à la caisse, j’étais obligée de passer à côté de lui. Bref, je sais que t’aimes pas parler de lui, mais je…

— C’est bon, laisse tomber, Mara, coupe Bee d’un ton sec.

Dix ans ont passé, mais la blessure est toujours aussi douloureuse. Ca y est, il sait que Mara a un enfant. Il sait qu’il y a une nouvelle personne à détruire s’il veut l’abimer. Et elle ne peut rien y faire. Les premières semaines de sa libération, Bee a tenté de convaincre sa soeur de quitter Clifton avec elle, mais elle venait de rencontrer Simon, et n’a jamais souhaité partir. Elle a vécu des semaines incapable de respirer correctement par peur que Mara soit attaquée. Et puis, elle a compris qu’il attendait patiemment son retour, et elle est devenue inflexible sur sa règle anti réseaux sociaux. Abbey était condamnée à rester recluse de la ville, pour rester en vie. Il n’avait pas besoin de la menacer pour laisser planer la promesse d’une mort certaine. 


Ses doigts n’arrêtent pas de trembler, et ses yeux sont bouffis par les larmes qui ont coulé durant le trajet. Mara est couverte de tuyaux et câbles en tout genre, rattachée à des machines au bruit assourdissant, des hématomes sur toute la peau. Son si beau visage est gonflé par endroit, les traces de l’accident ressortant de partout.

— Je comprends pas, il a disparu ? demande sa soeur d’une voix éraillée après avoir hurlé pour voir sa fille pendant presque une heure avant de se calmer suite à son réveil.

— Votre fille nous a aussi confirmé qu’il conduisait, mais aucune trace de votre fiancé sur les lieux de l’accident, Madame, précise le policier.

Bee fait les cent pas, passant une main paniquée dans ses cheveux. Joy a été épargnée, contrairement à sa mère qui en a encore pour plusieurs opérations avant d’espérer une sortie. Abbey n’a jamais eu aussi peur de sa vie qu’à l’appel alarmant des services de santé de Clifton. Elle a tout laissé de côté, une valise à la va-vite dans le coffre pour s’enfuir vers son pire cauchemar, puisque sa soeur et sa filleule étaient victimes d’un dramatique accident.

— Nous pensons qu’il a… Provoqué l’accident, laisse échapper l’agent des forces de l’ordre. Nous sommes allés chez vous, et la maison a été saisie par les huissiers le jour de l’accident… Ses comptes bancaires sont vides, et il avait contracté de nombreuses dettes. Simon a tout simplement disparu de la circulation. On pense qu’il a tenté de se…

— Non. Non, il n’aurait pas fait ça à Joy. Il n’était pas le père de l’année, mais il n’aurait pas fait ça, pas vrai Bee ? supplie Mara, pour chasser l’idée morbide qu’a prononcé le policier.

L’information circule avec lenteur dans le cerveau d’Abbey, et elle est certaine d’avoir arrêté de respirer. Tout ça, c’est de la folie. De la folie, pur et dur, parce que, qui serait assez affreux pour agir ainsi ? Bee n’a qu’une envie, retourner dans la chambre de Joy, profondément endormie en pédiatrie, et ne plus jamais la lâcher. Mais sa petite soeur a besoin d’elle en priorité, elle prend alors le temps de s’assoir à ses côtés et de caresser ses cheveux pour la rassurer, comme lorsqu’elles étaient enfants.

Les hommes ont prouvé qu’ils savaient être des monstres. Simon est peut-être celui dont Bee aurait dû se méfier, là où elle pensait qu’Angel était le plus grand risque.